Pourquoi j’ai écrit ce livre :
Judas est une énigme, non seulement d’un point de vue historique - pourquoi livrer à la mort un ami qui ne vous veut que du bien ? - mais aussi parce qu’il est le miroir de l’énigme que nous sommes à nous-mêmes : pourquoi faisons-nous le mal que nous ne voulons pas, et non le bien que nous voulons ? Qui ne voudrait en savoir plus, mieux comprendre…. Pourtant, si la littérature s’est emparée de la figure, au risque de construire des interprétations qui n’ont aucun fondement dans les évangiles, l’Église catholique, elle, parle très rarement de Judas.
J’ai donc mené l’enquête, d’abord dans les Écritures, puis dans les errements d’une histoire de l’Église qui a précisément fondé son antijudaïsme sur Judas. Ensuite, j’ai cherché les mobiles du crime. Que voulait Judas ? De l’argent ? Un Dieu omnipotent qui bouterait hors d’Israël les occupants romains ? Est-ce la déception qui l’a poussé à comploter avec les chefs juifs ? Est-ce une conception plus cultuelle de la religion ? Enfin, au détour de mon enquête, l’envers du texte m’est apparu aussi important à connaître. L’enquête s’est poursuivie…. Mais que le lecteur se rassure, j’ai écrit un livre court. Et je l’espère, utile.
Extrait :
Ainsi Judas aura été le héraut qui sonne l’entrée dans la Passion, non seulement parce qu’il la déclenche, mais aussi parce qu’il en aura fait vivre à Jésus les prémisses, à travers l’épreuve de la fraternité que ces deux êtres s’infligent l’un à l’autre. Avant de sauver le monde par sa mort, Jésus doit admettre qu’il ne sauvera pas Judas, ni en ce monde ni dans l’estime des lecteurs de tous les temps. Ce renoncement est une sorte de Pré-Passion. Tandis que Lazare lui aura fait deviner la corruption du corps - « Il sent déjà » disait Marthe en conduisant Jésus près du corps de son frère*, Judas aura, par son refus de suivre Jésus, donné à voir le néant psychique dans lequel il se débattait.
La désespérance, comme impuissance devant l’autre et comme miroir de soi est une épreuve proprement insoutenable. De même qu’elle a défié Jésus dans sa mission de salut, elle renvoie chacun de nous à l’incapacité de la changer en son contraire, l’espérance, le dynamisme joyeux de la vie, et à notre éventuelle expérience d’avoir soi-même désespéré. Nombreux sont ceux qui ont un jour constaté qu’ils étaient incapables d’aimer, et même de choisir la vie. (…) Á cette tragédie ordinaire, les évangiles n’apportent aucune solution toute faite. De même que le mystère pascal renvoie à tout ce qui précède dans les évangiles, de même le « cas Judas » renvoie, pour endiguer le flot du désespoir, à toute l’action antérieure de Jésus ou à la nôtre. Un « petit reste » de désespérance échappe toujours : c’est Judas l’inconsolable de ne pas savoir aimer.
Il faut rendre hommage à l’honnêteté des évangélistes de ne pas avoir fait disparaître le gouffre devant lequel est Judas, au bénéfice d’un consensus facile. Mais il faut aussi imaginer que derrière la tendance actuelle à réhabiliter Judas, il y a une société laïcisée qui questionne le christianisme sur la réalité du salut qu’il propose : ce salut atteint-il Judas, quand tout semble attester du contraire ?
*Jean 11, 39.
Éd. Albin Michel, parution 1er Mars 2018
Anne Soupa, bibliste et écrivain, est aussi présidente du Comité de la Jupe et de la Conférence catholique des baptisé-e-s francophones. En 2017, elle a publié Le jour où Luther a dit non, chez Salvator, et auparavant L’Ange de la force, chez Bayard.