" Les lecteurs sont des voyageurs ; ils circulent sur les terres d’autrui, nomades braconnant à travers les champs qu’ils n’ont pas écrits… "
Michel de Certeau
Restez chez vous. Je vous écris de la maison. Au gré des minutes mouvantes, la lumière effleure les angles familiers. Moyeu de la roue, je demeure en ce lieu connu, à reconnaître chaque matin. L’entrée fleurie de rapines buissonnières, la salle de séjour aux meubles en chêne luisant, les voix intimes, la cuisine ouvrant sur le jardin élargi vers un parc par delà le mur en briques enlacées de lierre, l’escalier vers les chambres aux voilures miel, les bibliothèques et leurs voyages sans frein.
Hors d’atteinte, je sais les peurs dissimulées. Je redoute l’appel d’air créé par ce vide soudain : l’afflux de divertissements proposés voire imposés par voie numérique ; ce ne sont que pièces jointes, liens, vidéos.
Je vous écris d’un projet utopique : j’ai mis à mal, et à bien, les innombrables bibliothèques que compte la maison. J’opère une sélection sévère qui s’amollit au fil des heures et de la fatigue. Sur le sol jonché d’ouvrages, entre les piles de livres et les repères de poussière, je navigue au jugé.
Je vous écris des trouvailles, des cadeaux ; des retrouvailles avec des livres acquis et jamais ouverts, en souffrance derrière les volumes oppressants d’un rayonnage prêt à céder sous leur poids.
Je vous écris des livres d’artistes et des poches dépenaillés, des couvertures désuètes et des reliures effilochées, des romans cultes dans lesquels je m’abîme un moment, au lieu de poursuivre ma tâche de forçat.
Les livres sont plus qu’eux-mêmes. Sur leurs pages de garde, ils portent d’émouvantes dédicaces: elle ressuscitent des en allés, des oubliés, des déportés au loin. Sous le rouleau compresseur du temps, s’aplatiraient les hauts faits de nos amitiés ?
Colette Nys-Mazure, lettre des Confins 2