Pourquoi j’ai écrit ce livre
"La guerre de 14-18 se présente à nous comme une sorte d’énigme. Nous avons tendance, dans nos représentations contemporaines, à la simplifier, voire à la caricaturer. Nous déversons sur elle et sur ceux qui l’ont faite des tombereaux de pathos. Et ce n’est sans doute pas la meilleure manière ni de la comprendre ni de rendre hommage aux acteurs de ce drame. J’ai voulu aborder cette guerre sous l’angle du sens : comment les soldats de 14-18 ont-ils construit le sens de ce qui allait se révéler l’expérience cruciale de leur vie ?"
Pour cette guerre, ont été mobilisés non seulement des hommes mais encore des idéaux, des valeurs, des principes philosophiques. Dans son barda, le soldat emporte une grille d’interprétation de l’événement auquel on lui demande de participer. Or, à l’épreuve du feu, cette grille subit une transformation. Pour certains, elle se renforce. Pour d’autres, elle s’effondre. Le présent essai s’intéresse à la manière dont les combattants construisent, en marge des rhétoriques générales et de leurs représentations, une signification plus personnelle de la guerre. Il y a ceux qui élaborent une pensée du refus, de la dénonciation (Gabriel Chevallier, Jean Giono, Léon Werth). Ceux qui voient se lever, au-dessus du carnage, de nouveaux idéaux (Henri Barbusse, Roland Dorgelès, Louis Barthas). Ceux qui explorent le trou noir laissé par la chute des valeurs (Louis-Ferdinand Céline, Pierre Drieu La Rochelle, Jaroslav Hasek). Ceux qui voient surgir en eux des forces inattendues (Guillaume Apollinaire, Ernst Jünger, Elie Faure). Ceux qui lisent l’épreuve à travers le prisme de la spiritualité la plus haute (Wilfred Owen, Jacques Rivière, Pierre Teilhard de Chardin).
Extrait
« Non, un siècle de pluie ne laverait pas ça » écrit Dorgelès dans Les Croix de bois. À défaut de laver la blessure inguérissable, la littérature s’engage à la sonder et à la dire. Elle se donne comme un acte de foi au milieu des ruines où est remise en cause l’idée même d’espérance. Précaire, fragile, stèle de mots vouée elle-même à l’oubli, elle est une forme de prière, adressée faute de mieux à qui pourra l’entendre.
On pourrait considérer comme paradigmatique la prière formulée par le soldat Dominique Richert, paysan alsacien : « Tout tremblant, j’étais couché à découvert sur la prairie, à côté de la route, près de la rivière. Je n’osais pas bouger. Je pensais que ma dernière heure était venue, mais je ne voulais pas mourir. Je priai Dieu de m’aider, implorant comme on le fait face au pire danger. C’était une supplication tremblante et pleine de peur, venant du plus profond de moi-même, un cri fervent et douloureux vers le Très-Haut. Une prière bien différente de celles de tous les jours, qui ne sont souvent que des phrases machinales, dites par habitude. »
Le geste d’expression et de création trouve ici sa source, dans ce besoin fondamental de trouer le réel, sans pour autant le nier, pour y faire surgir une ligne de sens. Cette prière que Dominique Richert adresse au Très-Haut, Barbusse la tend au peuple imaginaire des tranchées, Jünger à un Fatum libérateur, Giono à une humanité de nouveau racinée à la Terre, Apollinaire à un feu d’une beauté magique… Chacun se façonne un dieu à qui adresser sa supplique pour transfigurer la brutalité du vécu et son effroyable non-sens. Les mots, rien que les mots, pour ne pas être entraîné dans la folie où conduisent inexorablement les visions cauchemardesques, les odeurs insupportables, la désolation des charniers, les corps déchiquetés, les idéaux rabotés, les valeurs compromises des Gott mit uns et des croisades en tous genres."
Pourquoi nous battons-nous ? 14-18 : les écrivains face à leur guerre, Emmanuel Godo, éditions du Cerf, février 2014, 376 pages, 24 €.