Pourquoi j’ai écrit ce livre
Parce que, tout d’abord, l’écriture est, pour moi, irrésistible. Les souvenirs frappent à la porte de la conscience, appellent les mots, forment des phrases et s’imposent comme une nécessité vitale : « Si tu ne passes pas à l’acte d’écrire, tu meurs », menacent-ils. Et puis la menace écartée par le passage à l’acte, elle devient un plaisir, une jouissance. Alors, pourquoi se l’interdire ?
Quant à ce livre, en particulier, c’est l’écho d’un dialogue permanent entre deux lieux de séjour : l’instant qui s’écoule et l’instant qui promet de suivre, l’un s’étend sur le passé, et ce jusqu’à la prime enfance, et l’autre atteint les confins du temps, à supposer que ce dernier ait une fin. Ce qui se matérialise dans l’appartenance à deux pays, à plusieurs cultures et à une transcendance toujours à l’œuvre et passionnément espérée.
Khaled Roumo
En résumé
Khaled Roumo nous offre une exploration originale de l’enfance, de ses perplexités quant à l’ennui, à la vacuité, à la séparation, voire l’exil, mais aussi de ses bonheurs sensuels, colorés, joyeux, qui sont ceux d’un petit villageois quelque part dans des montagnes méditerranéennes : l’eau des sources, la caresse du vent, les bêtes, les fruits sauvages.
Dans le dialogue incessant entre cet enfant et le « voyageur » – dont l’identité reste énigmatique : l’homme de la peu humaine civilisation urbaine du béton ? ou tout simplement l’adulte qu’est devenu l’enfant ? – prennent place nombre d’interrogations existentielles, au milieu des évocations de scènes marquantes pour la construction de la personnalité du jeune garçon.
L’écriture procède par de brefs aperçus, des récits fragmentaires qui se prolongent dans une méditation sur la mémoire, nous faisant maintes fois songer à Proust. De sorte que, si l’enfant sait déjà « l’irréversible écoulement du temps » et du même coup « la perte irrémédiable et la douleur inconsolable », grâce à la mémoire, « les temps et les lieux s’unissent et donnent à chaque instant un goût d’éternité ».
Françoise Armengaud, philosophe
Extrait
"La mère dit à l’enfant que son père est son père et qu’il ne doit pas user de mots déplacés à son égard, les sœurs approuvent et répètent ; elles sont prises à témoin, témoin qui va se charger de surveiller le langage de leur petit frère et ses éventuelles incartades. L’enfant écoute les trois femmes, la grande et les deux petites et n’apprécie pas la tournure des événements. En outre, on lui parle d’amour, l’amour qu’il devrait éprouver à l’égard de cet homme inconnu :
- En plus, tu dois l’aimer, ton père ! ajoutent les trois d’une même voix.
- Pourquoi ?
- Parce qu’il est ton père ! répondent-elles indignées.
La séance d’initiation (au principe de cohésion familiale) terminée, l’enfant réentend les mêmes mots dits par mille bouches : les grands et les petits, dans le village, sont d’accord sur cette recommandation : respect et amour ; le premier terme vient avant le second. Et l’enfant a beau chercher, il n’arrive à générer, dans son cœur, ni l’un ni l’autre. Peut-être arrive-t-il à mieux comprendre le premier commandement, à l’imaginer, à le produire machinalement comme il le fait à l’égard du maître d’école ou de toutes les grandes personnes, membres de la famille ou non, dont il lui est demandé d’embrasser la main en signe de considération. Il y en a qu’il aime, main embrassée ou pas, d’autres qu’il n’aime pas.
Mais aimer quelqu’un d’inconnu, simplement parce qu’il te nourrit, reste un véritable problème pour sa conscience en herbe. Ses sœurs disent qu’elles aiment cet homme, enfin, leur père. Il est obligé de l’admettre, de les croire, quoique. Ce n’est pas qu’il doute de leur sincérité, mais comme il a le sentiment de ne former qu’une seule entité avec elles au sein de la famille, côté petits face aux grands, il n’arrive pas à comprendre comment elles peuvent éprouver des sentiments que lui, leur petit frère, ne connaît pas."
L'enfant voyageur, Khaled Roumo, Le Bas vénitien, avril 2011, 216 pages, 18 €.